C'est d'abord le titre, splendide et accrocheur, qui m'a interpellée parmi les quelques six cent romans parus ou à paraître en cette rentrée littéraire :
Trois
fois la fin du monde
Joseph
Kamal, jeune homme un peu paumé, est incarcéré pour avoir
participé à un braquage. Son frère y a trouvé la mort, assassiné
par des policiers. Joseph subit alors la violence des matons et des
détenus, l'enfer de la prison décrit au fil de pages très dures,
révoltantes. Puis survient une catastrophe nucléaire qui décime la
population mais épargne une minorité, comme Joseph qui semble
immunisé. Il s'évade de prison et se retrouve contraint de vivre
dans la zone interdite. Commence alors la troisième partie du roman,
la plus ample et la plus belle, celle de la Robinsonnade
post-apocalyptique. Joseph découvre la liberté après
l'enfermement, les joies de la solitude après l'enfer des autres, le
bonheur de la vie en harmonie avec la nature. Mais aussi un vide
incommensurable…
Si le
sujet peut sembler déjà vu, l'approche est intelligente et le
personnage touchant. Le point de vue de Joseph, avec son parlé de
détenu, alterne avec le langage plus soutenu et poétique d'un
narrateur extérieur, deux regards qui nous questionnent avec
justesse sur les notions de solitude, de résilience, d'humanité.
Ce roman m'a plu, m'a émue et m'a travaillée plusieurs jours après
sa lecture, mais mon véritable coup de cœur est un autre livre de Sophie
Divry, découvert après
Trois fois la fin du monde :
Quand
le diable sortit de la salle de bain
Sophie
Divry, dont je n'avais encore lu aucun livre, est apparemment une
spécialiste du changement de style, proposant des romans étonnamment
différents les uns des autres. Ces deux-là sont effectivement
incomparables, tant au niveau du sujet que de la forme. Si son
dernier roman est emprunt de gravité, de violence et de dureté
(surtout dans la première partie), et que la narration y est
classique, Quand le diable sortit de la salle de bain
en est l'opposé : cocasse et inventif.
Nous
suivons ici les déboires de Sophie, une chômeuse trentenaire qui
peine à vivre de sa plume, s'enfonce dans la pauvreté et se
retrouve le 20 du mois avec seulement 40 euros pour (sur)vivre.
Tiraillée par la faim, Sophie nous livre le récit de ses galères
et de ses tentations, à travers ses divagations littéraires
foutraques. Mots-valises, figures de style hilarantes, interventions
métafictionnelles de la narratrice-écrivaine ou encore jeu avec la
typographie et la mise en page, Sophie Divry nous offre un récit
d'une originalité littéraire réjouissante. Nous sommes prévenus
de la tonalité du récit dès le sous-titre : « Roman
improvisé, interruptif et pas sérieux » puis à nouveau par
la dédicace « Aux improductifs, aux enfants, aux rêveurs, aux
mangeurs de nouilles et aux « défaits », je dédie ce
livre ».
Extrêmement
drôle, d'une inventivité stylistique surprenante, voilà un roman
qui parle pourtant de sujets importants. L'humour y est décapant et
ravageur. Pour exemple, cette scène, dirais-je, Lewiscarrollienne,
durant laquelle Sophie, se résignant finalement à vendre son
grille-pain pour gagner quelques sous, entame avec lui (le
grille-pain) un dialogue pastichant une tragédie de Racine :
«
Le grille-pain, comprenant son sort, s'accrocha en pleurant à sa
prise électrique.
- Quel
est mon crime ? Pourquoi m'assassiner ? Qu'ai-je fait ?
A quel titre ? Qui te l'a dit ?- - Allons,
bouilladit la bouilloire. Ne te mets pas dans un état pareil, tu
vas te court-circuiter…
- C'est
une félonie, c'est une trahison ! Voilà la rançon de tant de
dévouement ! (...) "
Ou
encore ses revendications contre les « lacunes » de la
langue française :
« Il
n'y a pas de mot pour dire « du samedi », par exemple,
alors qu'il existe un adjectif pour dire « du dimanche »,
dominical. (…) Il n'y a pas de verbe pour dire qu'on a enfilé son
vêtement à l'envers. On ne peut pas marquer une différence entre
être mouillé par la pluie ou être mouillé par la neige. (…) Il
serait temps d'inventer quelque chose pour remplacer l'expression
lénifiante « J'ai commandé sur Internet ». (...)
Deux
très bons romans donc, une écrivaine étonnante, à découvrir!
Quand le diable sortit de la salle de bain, Sophie Divry, éditions Noir sur Blanc
(Notabilia), 2015, 18 €.
Trois
fois la fin du monde, Sophie Divry, éditions Noir sur Blanc
(Notabilia), 2018, 16 €.