lundi 9 février 2015

Deux chroniques en une! Deux livres de Nancy Huston : Bad Girl. Classes de littérature, paru chez Actes Sud en 2014 et Reflets dans un œil d'homme, paru chez Actes Sud en 2012



La sortie récente de Bad Girl me donne l'occasion de parler rapidement de l'un de mes livres de chevet : le premier livre de Nancy Huston que j'ai lu : son essai Reflets dans un œil d'homme. Il fut pour moi une révélation, et je le considère comme un livre fondamental, à lire absolument! Chaque mère et chaque fille devrait l'avoir dans sa bibliothèque! Aux hommes aussi, bien sûr, il serait très utile. Il a bousculé mes convictions, a mis des mots sur des pensées floues, m'a permis d'analyser mon vécu, de me rendre compte de mon propre conditionnement, grâce à son analyse pertinente de la condition des femmes en occident : "plus elles deviennent sujets, plus elles se font objets". Cet essai a beaucoup dérangé à sa parution, puisque Nancy Huston y remettait en question le sacro-saint dogme de notre société occidentale, qui considère que toutes les différences entre les sexes sont culturelles, construites socialement. A travers l'évocation de son vécu, la restitution de conversations avec trois de ses amis peintres, mais aussi en faisant appel à des figures romanesques ou réelles comme Nelly Arcan ou Anaïs Nin, Nancy Huston nous ouvre les yeux sur un paradoxe ahurissant : "A en juger par les statistiques portant sur le viol, les violences conjugales, le harcèlement sexuel, la prostitution et la pornographie, notre réalité est assez loin de notre théorie. Mais on a du mal à voir notre aliénation à nous, et à la dire, et surtout à la comprendre, parce que, malgré les milliards d'images de la beauté féminine que consomment dans nos sociétés hommes et femmes, nous avons embrassé une idéologie unisexe!".

J'ai malheureusement, fatalement, été un peu déçue par Bad Girl. Peut-être parce que Reflets dans un œil d'homme a eu une trop grande importance dans ma vie de lectrice pour que je parvienne à apprécier celui-ci à sa juste valeur. Pourtant, bien que je n'y ai retrouvé ni la surprise ni l'intensité provoquées par Reflets dans un œil d'homme, j'en ai tout de même apprécié la lecture, et il possède à mon avis de nombreuses qualités. Cette fiction-essai nous permet tout d'abord d'entrer dans l'histoire intime de l'auteure pour mieux comprendre son œuvre, éclairer les thèmes récurrents, les obsessions que l'on devine en lisant ses romans et ses essais. Nancy Huston nous offre avec Bad girl une "autobiographie intra-utérine". Elle raconte à Dorrit, le fœtus qu'elle fut, quelle sera sa vie, quelle fut celle de ses parents, de ses grands-parents et de ses arrière-grands-parents : "Tu t'accroches. S'accrocher, Dorrit, sera l'histoire de ta vie". 

Pour mieux démêler le fil de sa vie, Nancy Huston entremêle son histoire personnelle, douloureuse et traumatique d'enfant non désirée et abandonnée par sa mère, à celles de personnalités littéraires et artistiques qui apparaissent dans nombre de ses essais, telles Camille Claudel ou Anaïs Nin. Elle nous invite à suivre le cheminement de sa pensée, l'évolution de ses réflexions sur la femme, la maternité, la relation mère-foetus, mère-enfant. Elle parle aussi de la filiation, de l'abandon, des traumatismes : "(Basel von der Kolk) traite d'aberrante la notion freudienne selon laquelle parler de son trauma aiderait à le surmonter, car au moment du trauma le lobe frontal où se passe le langage ferme boutique. Il dit que sont plus efficaces pour améliorer l'état d'une victime de trauma : la danse, le théâtre, le rolfing et le yoga."

La forme choisie par Nancy Huston pour écrire cette autobiographie, l'utilisation du tutoiement pour parler de et à elle-même, nous rappelle son essai L'espèce fabulatrice, dans lequel elle écrivait que l'être humain est avant tout fiction, que le soi se fabrique par le récit, que nous sommes tous des personnages qui nous racontons. C'est aussi la portée universelle de ce récit qui est intéressante, puisqu'il invite à s'interroger sur la façon dont naît un écrivain, comment l'enfance, l'expérience, mais aussi l'histoire familiale peuvent devenir des terreaux pour la création et plus particulièrement, pour l'écriture. Bad Girl est enfin un bel hommage à la musique, à la lecture, à la création : "l'art te sauvera, Dorrit (...) L'écriture détournera de ton apparence ta propre attention. (...) tu réussiras à t'arracher au marathon meurtrier de la Féminité."


Camille

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