« Dis
Lou, où c'est qu'elle est la Corée ? »
« J'en
sais rien moi ! Qu'il m'a répondu en haussant les épaules. J't'en pose des questions ?! »
« Quelque
part en Chine ! A dit quelqu'un.
Les
crétins des p'tites villes américaines sont pas très doués en
géographie, en général. Faut dire que par chez nous, quand on
entend parler d'un pays c'est qu'on est en guerre avec. »
Le
ton de ce roman roboratif est donné : à travers une écriture
orale foisonnante de vulgarités, gros mots et insultes, l'auteure
manie l'art du grotesque avec talent en donnant la parole à un
anti-héros au cynisme savoureux. Bibow Bradley, jeune adolescent
analphabète de l'Amérique profonde ayant grandi dans le huit clos
putride d'une petite ville de culs-terreux, dresse un tableau noir,
sans concession de l'Amérique des années 60. Son départ pour la
guerre du Vietnam, en juin 1964, gonfle de fierté les hommes de la
famille pour lesquels la guerre est l'accomplissement ultime de la
virilité (voire de la vie). Après son père qui perdit une jambe en
Corée et son grand-père qui laissa un œil en Normandie, c'est au
tour du Robert Bradley troisième du nom de sacrifier un de ses
membres... Mais son destin est tout autre, puisqu'on lui découvre
une anomalie qui s'avère être un don hors du commun fort convoité
par la CIA : il ne connaît pas la peur.
Si
le protagoniste marginal, la période traitée, le conflit au Vietnam
et les traits d'humour rappellent inévitablement le film Forest
Gump, La drôle de vie de Bibow Bradley n'en est pas pour
autant une pâle copie. Son protagoniste, bien qu'analphabète, fait
preuve d'une lucidité, d'une réflexivité, d'un esprit critique
impressionnants, sans doute rendus possibles par son inhibition
pathologique. Cette comédie décalée et douce-amère est une satire
acerbe de l'Amérique et de ses institutions, de la guerre et du
racisme. Pointant avec humour l'hypocrisie des blancs qui considèrent
les noirs comme des êtres diaboliques mais qui ne sont pas gênés
de s'en servir comme chair à canon, raillant la paranoïa et les
délires anti-communistes de la CIA, Bibow appuie toujours au bon
endroit, avec sa verve venimeuse, et offre au lecteur une bonne
bouffée d'air avarié. Jubilatoire !
« C'est
quoi exactement, le truc avec le capitalisme et le communisme ?... »
demande très sérieusement Bibow au cours de ses pérégrinations.
Savamment truffé de références à l'histoire, et notamment
plusieurs anecdotes à la fois hilarantes et affligeantes sur
l'histoire de la CIA, le récit de Bibow questionne le potentiel
belligérant de l'humanité alimenté par des « psychopathes
qui avaient le pouvoir de faire absolument tout ce qu'ils
voulaient ».
Comme
le héros traditionnel du conte de « Celui qui partit pour
apprendre la peur » (conte-type AT 326, version des frères Grimm, "Jean sans peur" pour la version Nivernaise, ou version en
album d'Anaïs
Vaugelade par exemple), le protagoniste trace son chemin en marge
de l'humanité et s'en rapproche grâce à une rencontre féminine
qui lui fera enfin connaître la forme la plus belle, la plus
douloureuse et la plus humaine des peurs...
Ce
roman publié par un éditeur jeunesse et destiné a priori
aux adolescents pourrait tout aussi bien avoir sa place au côté de
romans adultes tels que Le vieux qui ne voulait pas fêter son
anniversaire de Jonas Jonasson. Pépite du roman adolescent
européen du Salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil en
2012, il vient d'être adapté en bande dessinée par Nicolaï
Pinheiro et publié en septembre 2016 toujours chez Sarbacane.
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