Romans et albums sur la
première guerre mondiale ont abondé en 2014 et fleuriront sûrement
à nouveau en 2018. Parmi eux, des récits d'une grande qualité,
d'autres plus médiocres. Les anniversaires peuvent ainsi être des
prétextes purement commerciaux pour les éditeurs ou bien l'occasion
pour des auteurs talentueux de transmettre une mémoire et de
susciter des questionnements à la fois individuels et collectifs sur
notre société. Qu'en est-il cependant pour un anniversaire aussi
jeune que celui des attentats du 13 novembre 2015 ? N'est-il pas
déplacé de faire paraître ces titres un an exactement après
l'événement ? Vincent Villeminot décrit dans une interview un
réel besoin de parler, d'écrire l'événement : « C’est
la colère, la première, qui m’a poussé à écrire. Une colère
politique. Colère d’entendre les réactions du gouvernement, de
l’opposition – leurs projets de lois, leurs inexactitudes et
leurs mensonges. ». Écrire aussi, non pas pour analyser,
décrypter, mais pour proposer d'autres voies, pour continuer à
vivre, après. Le style impeccable, la structure réfléchie
du récit, les propositions narratives d'une grande justesse
confirment cette sincérité et offrent aux lecteurs adolescents et
jeunes adultes, auxquels est destinée la collection Exprim' de
Sarbacane, une littérature de qualité.
L'intrigue : B. est
une victime de l'attentat, il prenait un verre en terrasse au bar
avec son frère Pierre, qui a été tué. Légèrement blessé,
déboussolé, le narrateur quitte l'hôpital et croise dans le métro
« L'Arabe » qu'il reconnaît comme étant l'un des
terroristes, celui qui n'a pas tiré, celui qui est resté assis dans
la voiture. Il le suit.
À
la manière des tragédies et suivant les recommandations d'Horace
dans De l'Art poétique, le récit se décompose en cinq actes
centrés autour de trois personnages, trois « acteurs »
principaux, et de quatre entractes laissant la parole à un « chœur »
de figurants, personnages secondaires évoluant en marge du récit de
B. Cette pluralité de voix offrent une vision nuancée du panel
d'émotions, de comportements, de questionnements qui ont pu surgir
au lendemain des attentats. Questionnements sur le hasard des
événements tragiques de la vie, sur le comportement imprévisible
de chacun face à la peur de la mort, sur la culpabilité d'être en
vie alors que d'autres, proches ou non, ne sont plus là :
« (…)
accomplir un deuil, ce n’est pas un « travail » ; juste une
affaire d’abîme qu’on affronte, ou pas. Un gouffre, une
abstraction. La capacité à s’imaginer pouvoir refaire un pas dans
un monde où Pierre, par exemple, et tant d’autres, ne sont plus. »
L'auteur
parvient à merveille à élargir l'horizon du récit, par ces
réflexions
sur la mort qui dépassent le particulier de l'événement pour
accéder à l'universel. Sans pathos,
sans lourdeur, avec des phrases courtes, fluides, cinglantes,
l'auteur nous entraîne en réalité à contre-courant des tragédies,
puisque le drame constitue non pas le final, mais l'ouverture.
Vincent Villeminot trouve les mots justes et propose des images
poétiques fortes, pour décrire des émotions extrêmes, tel le
« grand rire », le terrifiant « rire sauvage »
éclatant dans le ventre de B. pas encore redevenu Benjamin, B. empli
de fureur et de haine. Ce n'est en effet qu'à l'acte II que l'on
apprend que B. s'appelle Benjamin, que le protagoniste retrouve enfin
son prénom et son identité, qu'il reprend possession de lui-même,
qu'il s'extirpe de la torpeur et de la folie post-traumatique. Très
vite, le lecteur comprend que l'enjeu n'est pas la confrontation
entre Benjamin et Abdelkrim al-Raqiq, le terroriste, mais bel et bien
la rencontre entre Benjamin et Layla, la sœur de ce dernier. La
référence au Huis
clos
de Sartre et à son fameux « l'enfer c'est les autres »
est judicieuse : comment vivre avec les autres ?
Comment faire vivre ensemble le frère de la victime et la sœur de
l'assassin ? Quel avenir pour eux ? Si
l'auteur soulève de nombreuses questions, il donne aussi des
réponses, ses réponses politiques. Passant au crible vote FN
et état d'urgence, il propose par le biais d'une fin symbolique, un
brin utopique, racontée au
futur et ponctuée de « peut-être », son espoir de lendemain
possible.
À l'heure où le prix
Médicis est décerné, pour la première fois, non pas à un roman
mais à une enquête historique sur un fait divers, Lætitia ou la
fin des hommes d'Ivan Jablonka, Vincent Villeminot s'engage
clairement dans la fiction tout en proposant une cathartique
collective, s'inscrivant dans ce mouvement d' « hybridation
des genres » qui rappelle « ce qu’on peut faire par la
littérature face à l’histoire et au réel » (Alain
Veinstein, président du jury, Médicis 2016).
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