Face
à l'avalanche d'éloges - notamment dans l'émission La Grande
librairie - encensant ce roman de Clémentine Beauvais, auteure
jeunesse à succès et blogueuse influente, on peut rester sceptique
et anticiper une probable déception. Mais oh surprise ! Songe
à la douceur est tout simplement renversant. Il faut absolument
lire cette audacieuse relecture des deux Eugène Oneguine, le
roman de Pouchkine et l'opéra de Tchaikovsky, et, encore une fois,
ne pas se fier à l'étiquette « ado » de l'éditeur
Sarbacane. Plutôt destiné aux plus de seize ans, ce récit est une
œuvre littéraire qui ne peut se cantonner à une
lecture adolescente. Bien sûr, elle a toute ses chances de plaire à
ce lectorat exigeant, mais "young adults" et adultes seront eux
aussi bousculés par les questionnements universels soulevés par
cette fiction remarquable : la passion amoureuse, le libertinage
ou l'amour-amitié, l'effervescence romantique ou
l'habitude, entre le spleen et l'idéal, comment choisir sa vie ?
Tatiana
a quatorze ans lorsqu'elle rencontre Eugène, dix-sept ans, le
meilleur ami de Lensky, le petit ami de sa grande sœur Olga.
Rêveuse, studieuse et romantique, Tatiana tombe amoureuse d'Eugène,
adolescent désabusé, désinvolte, gonflé d'ennui. Ils passent
d'agréables moments à discuter ensemble jusqu'au jour où Tatiana
lui déclare son amour dans une lettre. Eugène, après un temps
d'absence et de silence insupportables pour l'adolescente, la
repousse. Dix ans plus tard, ils se croisent par hasard dans le
métro.
Le
titre du roman, emprunté à un vers de Baudelaire, est
merveilleusement bien choisi. L'écriture, splendide, sans
concession, convoquant tour à tour un langage soutenu au lexique
exigeant puis une langue familière truffée de « trique »,
de « putain », ou de « cool », est à la fois
classique et moderne, mais surtout, formidablement musicale. Le choix
de la versification mais aussi le jeu de déplacement du texte,
aligné à droite, puis à gauche, puis au centre, s'accorde
parfaitement avec cette écriture chantante, orale.
Si
cette mise en page peut intriguer voire déranger au premier abord,
on se rend vite compte de son intérêt pour porter ce texte-là.
Bruno de La Salle, conteur et fondateur du CLiO (Conservatoire
contemporain de Littérature Orale), a pour habitude de travailler
ses textes en utilisant les potentialités de la mise en page pour
appréhender son oralisation. Mise en vers, séparation nette en
paragraphes pour chaque séquence narrative, grossissement de la
taille de police de certains mots, le conteur compose la partition
de sa narration. C'est aussi une partition que nous propose
Clémentine Beauvais, pour entendre les mots sonner comme des notes,
les phrases se répondre, fracassant l'immobilité d'un bloc de texte
justifié. Comme les pensées qui surgissent et résonnent en nous de
manière absolument non linéaire, à la fois structurée et libre,
la mise en page de Songe à la douceur offre un supplément de
sens, un épanouissement visuel de la poésie du texte. Le fond et la
forme se font écho.
« Il
regarda Tatiana
descendre
les
escaliers
dans
la grande bourrasque
de
l’erreur architecturale. »
Le
style est saisissant de fluidité et de légèreté, imprégné d'un
humour cinglant, telle cette description du directeur de thèse de
Tatiana, Leprince :
« Alors
qu’Eugène s’apprêtait à partir, un peu aplati
de
fatigue et de tristesse,
l’homme
sublime au sens burkien du terme s’adressa
soudainement
à lui.
Il
lui dit de sa voix gutturale,
le
genre de voix qui passe sur France Culture,
le
genre de voix avec de la friture,
des
cordes vocales perlées de nodules,
une
voix qui donne envie de lui brosser les amygdales (...) »
Ce
qui touche profondément le lecteur dans ce roman, c'est cette
description si juste de l'adolescence, cette période floue,
véritable fracture identitaire entre l'enfance et l'âge adulte, et
aussi, surtout, qui nous interpelle sur ce qui reste chez l'adulte de
cet adolescent intransigeant. L'adolescent, ou plutôt les
adolescents : idéalistes, romantiques, pétris de rêves, de
fantasmes, d'idéaux si purs ou si naïfs, tels Lensky ou Tatiana, ou
au contraire adolescents nihilistes à l'instar d'Eugène :
« Il
a le mal d’un siècle qui n’est pas le sien ;
Il
se sent l’héritier amer d’un spleen ancien.
Tout
est objet d’ennui pour cet inconsolable –
Ou
de tristesse extrême, atroce, épouvantable.
Il
a tout essayé, et tout lui a déplu.
Il
a fumé, couché, dansé, mangé et bu,
Lu,
couru, voyagé, peint, joué et écrit :
Rien
ne réveille en lui de plaisir endormi.
Souvent,
il imagine, au rebord du sommeil,
Dans
un futur lointain l’implosion du soleil.
Puisqu’un
jour tout sera cette profonde absence,
Pourquoi
remplir en vain notre vaine existence ?
Pourquoi
se dépenser en futiles efforts
Dans
un monde acculé au couloir de la mort ?
Qu’ils
sont laids et idiots, ceux qui se divertissent,
Ceux
qui se perdent en labeur ou en délices,
Ceux
qui travaillent, ceux qui aiment, ceux qui chantent,
Pour
oublier le vide intense qui les hante !
Eugène,
à dix-sept ans, a tout compris sur tout :
Et
comme tout est rien, il ne fait rien du tout. »
Flashbacks,
références littéraires et interventions métafictionnelles
bourrées d'humour confèrent au texte une richesse narrative
vivifiante :
« On
appelle ça de l’ironie tragique. Je le signale
pour
que vous appréciiez à quel point
cette
histoire est bien ficelée ;
à
quel point la réalité veille
à
respecter les lois de la fiction.
Je
peux le dire sans me vanter ;
ce
n’est pas moi qui l’ai inventée.
Quant
au pourquoi du comment de cet hiver de silence,
de
cette fontaine bientôt tarie,
de
ce Lensky à tout jamais en niveaux de gris,
nous
y reviendrons. »
C'est
un roman à trois voix que nous propose Clémentine Beauvais,
entremêlant celles de Tatiana, d'Eugène et d'une auteure-narratrice
omnisciente et toute-puissante, enchantant le lecteur par ses
interventions piquantes, délicieusement impertinentes. Une œuvre
singulière, d'une qualité littéraire et poétique impressionnante.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire